Bessie Smith ou l'impératrice du Blues!
Bessie Smith nait dans une famille très pauvre de Chattanooga dans le Tennessee le 15 Avril 1894. Cette année-là, le Code noir, loi ségrégationniste de Louisiane, va obliger les Créoles de couleur de la Nouvelle-Orléans à quitter le centre ville pour les quartiers plus populaires. La rencontre de cette population culturellement métissée avec les Noirs des ghettos va créer une émulsion qui sera le berceau du Jazz. Cette même année est gravé le 1er enregistrement de Negro -Spiritual.
Jeune orpheline, Bessie Smith grandit sous la tutelle de sa sœur ainée Viola, contrainte de jouer le rôle de parent pour une poignée de frères et sœurs affamés et sans avenir. Bessie gagne son premier dollar en participant à un concours de chant, poussée par son frère Clarence. Elle comprend vite que la vie d’artiste peut lui offrir une bien meilleure situation que celle proposée à la plupart des femmes noires de cette époque. Elle tente sa chance et passe des auditions auprès de spectacles ambulants, nombreux à cette époque.
Elle croise le chemin de Ma Rainey qui la prend sous son aile et lui apprend les ficelles du métier. Ensemble elles parcourent le sud des Etats-Unis, divertissant les populations travailleuses prisonnières d’une économie de coton, de café et autres matières premières cultivées dans ces contrées. Bessie s’inspire beaucoup de Ma, mais son ambition et son fort caractère ont besoin d’espace, il est temps de voler de ses propres ailes.
Son terrain de jeu sera les théâtres des grandes villes du Nord de plus en plus investies par les populations Afro-Américaines fuyant un Sud raciste devenu trop dangereux. Mais son ambition n’a d’égal que son authenticité et c’est un chemin parsemé de refus qui attend Bessie. Elle est trop ! Aux yeux des producteurs de spectacle et autres organisateurs elle est trop rustique, trop foncée de peau, trop grande, trop grande gueule aussi. Malgré tout, la vie à un plan pour elle. Avec son frère, elle parvient à créer sa propre troupe, son propre spectacle et le succès est au rendez-vous, la poussant même jusqu’aux portes de Black Swan, un label discographique dédié à la promotion des artistes noirs pour un public noir. Ce qu’on appelle en d’autres termes les « Race Records ». Mais là encore, Bessie ne correspond pas aux critères de beauté de ces nouveaux acteurs du monde artistique noir. Le choix d’Ethel Waters pour représenter le label met en lumière la volonté de gommer la ruralité du Blues. Une voix plus fine, une silhouette plus légère, on veut oublier le Blues rustique des champs du Sud et refléter un certain art de vivre plus raffiné, celui des villes du Nord. Comme un écho artistique à la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People, une organisation visant à l’avancement de la cause noire aux Etats-Unis pour plus de justice sur le plan politique, économique, social et civique), le « Harlem Renaissance » est un
mouvement culturel afro-américain de New-York cherchant à véhiculer cette image d’un peuple éduqué, moderne, sophistiqué et libre. La rencontre avec les artistes, les poètes ou les écrivains de ce mouvement n’est pas toujours évidente pour Bessie qui ne se reconnaît pas dans ce courant artistique.
Bessie photographiée par Carl Van Vechten, mécène du mouvement culturel "Harlem Renaissance"
Bessie doit faire sa place parmi toutes ces chanteuses de Blues comme, Mamie Smith, accidentellement la première blueswoman à graver sa voix dans la cire, remplaçant au pied levé la souffrante Sophie Tucker, juive russe immigrée et blanche donc, obligée par ses producteurs à se grimer en Noire pour légitimer ses rondeurs, Ida Cox, Clara Smith, Alberta Hunter, et bien d’autres. Les maisons de disque ont bien vite compris l’attraction que provoquait les affiches ou les pochettes de disque illustrées de jeunes et jolies filles à la peau plus ou moins claire et dorée. Bessie Smith c’est le blues authentique, brutal, le reflet d’une réalité sans maquillage, dérangeante. Elle entonne de sa voix puissante Washwomen’s Blues (le Blues de la blanchisseuse ) qui dénonce la place de la femme dans une société qui n’a rien prévu d’autre pour elle que l’asservissement, ou Back Water Blues évoquant les inondations du Mississippi de 1927. Colombia et son label Race Records (label destiné lui aussi aux Noirs) finira par reconnaître que l’authenticité et la puissance de Bessie Smith ne pouvaient être ignorées.
" Bessie" Biopic de Bessie Smith réalisé par Dee Rees, film sorti en 2015 avec Queen Latilah dans le rôle principal.
En 1923 elle enregistre enfin son premier titre, Downhearted Blues, et devient rapidement la chanteuse de Blues la plus vendue aux Etats Unis et par conséquent l’artiste noire de sa génération la mieux payée du monde et consacrée "Impératrice du Blues" ! Sur sa route elle croise Louis Armstrong avec qui elle enregistrera un album, ainsi que Sidney Bechet avec lequel on lui prête volontiers une liaison. En 1929 on lui propose un rôle dans un film, Saint Louis Blues, qui malheureusement reprend tous les clichés racistes et sexistes de l’époque. On y voit une Bessie accoudée au bar, pleurnichant un Blues larmoyant, une image bien loin de la vraie chanteuse, puissante, debout, menant son business en vraie cheffe d’entreprise et chantant un Blues revendicateur et fier.
Extrait de Saint Louis blues, film de 1929, unique rôle de Bessie Smith au cinéma.
Bessie Smith est une forte tête, bagarreuse, buveuse de gin en pleine prohibition, ouvertement bisexuelle, et chante comme elle est, authentique, puissante souvent excessive, et alors ? Après tout il faut de tout pour faire ce monde et dorénavant il faudra faire avec elle.
Les années de dépression qui suivirent le krach boursier du « Jeudi noir » en 1929 signent la fin du règne de l’Impératrice du Blues qui se voit contrainte de vendre sa grande maison et se contenter d’un petit appartement new-yorkais sans prestige. La rencontre de John Hammond, critique musical, découvreur de talent (tel que Billie Holiday, Bennie Carter, Bob Dylan entre autres), producteur et fan de Bessie depuis sa plus tendre enfance, redonne un peu d’éclat à la couronne de l’impératrice en la remettant en selle. Il ne cessera de faire sa promotion et ce jusqu’en Europe.
La blueswoman profite quelques années de ce regain d’intérêt pour le blues classique avant d’être victime d’un accident de voiture un soir de Septembre 1937 sur la route 61 à Clarksdale dans l’état du Mississippi. Elle n’aura pas eu le temps de chanter au Carnegie Hall, et le concert From Spirituals to swing, tant désiré et organisé par John Hammond pour mettre en valeur la musique noire et raconter son histoire. Le spectacle se jouera en son honneur l’année suivante à guichet fermé, dans une salle au public mixte ! A l’ouverture du rideau on découvre une guitare et un phonographe jouant un titre de Robert Johnson, le père du Blues, disparu trop tôt lui aussi, quelques jours plus tôt, puis les stars se succèdent, Count Basie, Benny Goodman, Rosetta Tharpe…
Bessie Smith est une source d’inspiration pour beaucoup de chanteuses, telles que Billie Holiday, Dinah Washington, ou même Janis Joplin pour ne citer qu’elles. Sans Bessie le paysage du jazz vocal n’aurait certainement pas été le même.
L’Impératrice du Blues ne s’est pas excusée d’exister, ni les hommes, ni les lois Jim Crow ( Loi ségrégationniste), ni sa condition de femme noire aux Etats-Unis en cette 1ère partie du 20ème siècle, n'auront eu raison d'elle. Bessie n’a pas cherché à coller à certains codes esthétiques véhiculés dans les années 1920. J’aime à croire que c’est une leçon qu’elle aura retenue de Ma Rainey, ne pas tricher, ne pas se trahir, se souvenir d’où l’on vient, chanter avec ses tripes et rien d'autres.
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